samedi 6 février 2016


La cache, Christophe Boltanski,
Stock, 2015

Grand reporter à l'Obs, Christophe Boltanski nous livre ici une fresque familiale, depuis la seconde guerre mondiale jusqu'à nos jours.

Au fur et à mesure du roman, le lecteur fait connaissance avec les multiples personnages qui composent cette famille rocambolesque, si peu ordinaire, mais diablement créative. Tous gravitent autour des grands-parents et notamment de la "Mère Grand", handicapée par une poliomyélite dans les années 30 et furieusement vivante. Nous voici donc plongé dans l'intimité des Boltanski, famille riche mais qui vit sans le sou, dans son hôtel particulier de la rue de Grenelle. Et tout en explorant les recoins de ce vieil immeuble décrépi, l'auteur sonde les secrets de sa famille au passé éminemment romanesque et tragique.

Une écriture rythmée, percutante, avec un sens inné de la description, comme en témoigne le passage ci-dessous dans lequel la description de la salle de bains devient aussi l'occasion de décrire l'intimité de la "Mère Grand" et son rapport à son propre corps meurtri.

Premier roman, "La cache" a obtenu le prix Femina 2015. (Stéphanie, Médiathèque de Thann)

Extrait :

"Même dans ce lieu censé préserver son intimité, comme en témoignait la présence d'un verrou sur la porte, elle se déshabillait à peine. On apercevait ses avant-bras, sa gorge creusée, parfois ses épaules osseuses ou le début de ses petits seins dans l'échancrure de son débardeur. Après un débarbouillage rapide au moyen de compresses humides, elle recollait ses morceaux disparates en les badigeonnant de substances gluantes. Elle s'enduisait de poudres, de fond de teint, de mousses, d'émulsions, de lait régénérateur, d'huiles essentielles, d'eau thermale, de spray, de masque d'argile. Rose brillant pour les lèvres, blush bleu appliqué sur les paupières, fard à joues, un trait d'eye-liner au ras des cils, crème autobronzante sur les mains. Elle recourait à une lotion différente pour chaque pièce du puzzle déployé devant elle. Elle ne se lavait pas, elle se grimait, elle s'apprêtait tel un acteur avant d'entrer en scène, elle assemblait les rares parties visibles de sa personne, elle composait un rôle et le tenait, telle une béquille, afin de ne pas tomber.
Paraître. Non pas autre. Comme tout le monde. Refuser ce qui distingue, tout ce qui voue à l'opprobre. Les flétrissures, le fer rouge, les stigmates, la jambe amorphe, le pied-bot, le pas claudicant, la taille naine. Effacer jusqu'aux plus petites marques. Ton blafard, craquelures de l'épiderme, sillons cutanés apparus à la commissure des lèvres et sur le méplat du front, pores dilatés, bajoues, poches sous les yeux, pattes-d'oie, affaissement des sourcils, cheveux blancs qui s'obstinent à repousser après chaque teinture. Dès l'apparition des premières rides, au milieu des années soixante, elle se tourna vers la chirurgie esthétique. Elle subit un lifting facial. Comme une star hollywoodienne. Elle se fit retendre la peau, suturer les muscles, restaurer l'arrondi du visage, polir l'angle du cou. Un secret parfaitement gardé. Clinique privée. Opération clandestine. Cicatrices invisibles, passant sous le lobe et remontant dans le pli de l'oreille. Sujet interdit, même par allusion."

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